Chine, 1936. Ip Man, maître légendaire de Wing Chun (un des divers
styles de kung-fu) mène une vie prospère à
Foshan où il partage son temps entre sa famille et les arts-martiaux.
C’est à ce moment que le Grand maître Baosen, à la tête de l’Ordre des
Arts Martiaux Chinois, cherche son successeur. Pour sa cérémonie
d’adieux, il se rend à Foshan, avec sa fille Gong Er, elle-même maître
du style Ba Gua et la seule à connaître la figure mortelle des 64 mains.
Lors de cette cérémonie, Ip Man affronte les grand maîtres du Sud et
fait alors la connaissance de Gong Er en qui il trouve son égal. Très
vite l’admiration laisse place au désir et dévoile une histoire d’amour
impossible. Peu de temps après, le Grand maître Baosen est assassiné par
l’un de ses disciples, puis, entre 1937 et 1945, l’occupation japonaise
plonge le pays dans le chaos.
The Grandmaster sort Wong Kar Wai d’une terrible impasse qui
durait depuis plus de dix ans. Le cinéaste avait atteint la plénitude
artistique totale avec son poignant et stylisé mélodrame
In The Mood For Love (2000) et cherchait depuis un second souffle. Preuve de ce questionnement
artistique, Wong Kar Wai, après de fortes prolifiques années 90, ne
réalisa que deux films lors de cette dernière décennie. Il y eut
d’abord
2046 (2004), trop hermétique et référencé, mais qui néanmoins conservait un vrai pouvoir de fascination. C’est plutôt
My Blueberry Nights (2007) relecture américaine aseptisée de son euphorisant
Chungking Express (1994) qui fit réellement douter de la faculté de Wong Kar Wai à se renouveler.
The Grandmaster,
en tournage et coincé en salle de montage depuis plusieurs années déjà
(processus laborieux et habituel pour le cinéaste) suscitait
interrogations et espoirs, d’autant que la dernière incursion de Wong
Kar Wai dans le film martial donna un résultat unique en son genre avec
le magnifique
Les Cendres du Temps (1994).
Le film est un
biopic de Ip Man, maître martial surtout passé à
la postérité pour avoir eu comme élève un certain Bruce Lee mais
véritable héros national en Chine. Le « personnage » a eu droit
récemment à une transposition à succès sobrement baptisé
Ip Man (Wilson Yip, 2008) avec la star Donnie Yen, grand spectacle efficace
mais guère mémorable. On en attendait bien sûr plus de la part de Wong
Kar Wai, et même si l’action est là et magistralement exécutée,
l’ensemble évoque surtout la fresque historique intimiste. Le
réalisateur offre ici un voyage intérieur à Ip Man (Tony Leung) et au
spectateur à travers l’histoire de la Chine et des arts martiaux, et une
réflexion sur la mémoire. Le début du film est quasiment un archétype
d’intrigue de
kung fu pian : un vieux maître bientôt retiré
organise un grand combat entre les meilleurs représentants des écoles du
Nord et du Sud qu’il a contribué à fonder.
Le combattant du Nord est
détestable et imbu de lui-même, celui du Sud n’est autre que Ip Man,
père de famille modeste et paisible. Ce manichéisme est rapidement
balayé puisque toutes les oppositions attendues ne se dérouleront
finalement pas. Le souvenir et le poids du passé ont toujours été des
fardeaux et des bénédictions dans le cinéma de Wong Kar Wai,
s’entremêlant et s’opposant constamment. Le fantasme du Hong Kong rétro
des
sixties (
Nos Années Sauvages surtout)s’oppose notamment souvent à la forme urgente et
moderne adoptée par le réalisateur, parfois au sein même du film.
Il en
va de même pour ses personnages, telle la liaison avortée d
e In the Mood For Love, qui s’avère
un souvenir aussi béni que douloureux, entretenant le mélodrame et le
romantisme tourmenté du récit. Dans le plus moderne et urbain
Chungking Express
(surtout dans son flamboyant deuxième segment), ce souvenir de l’aimée
que l’on ne verra plus empêche les protagonistes masculins d’avancer.
Wong Kar Wai procède ici à la même réflexion avec plus d’ampleur, autant
rattachée à la grande Histoire qu’à l’intime.
Un leitmotiv revient constamment tout au long de
The Grandmaster,
celui de ne pas avoir de regrets lorsqu’on se tournera vers le passé.
C’est bien lorsque la fin approche que ce passé doit prendre toute son
importance, et c’est l’erreur que font certains personnages qui se
soumettent à lui sans vivre l'instant. Le film semble ainsi comme coupé
en deux avec d’un côté Ip Man, quasi personnage secondaire, de l’autre
l’héritière du Sud, jouée par Zhang Ziyi, cherchant à venger son père
tué par son disciple assassin Ma San. Ip Man perd tout ce qui le
rattache à la Chine (femmes, enfants, amis) avec les privations
engendrées par l’invasion japonaise et part tout recommencer à Hong
Kong.
Zhang Ziyi reste figée dans ce passé révolu en courant après la
vengeance et ne comprendra que trop tard qu’elle est passée à côté de
tout. Comme dans
In the Mood For Love, la romance se fait ici à
distance ou par le contact le plus ténu avec les flamboyantes scènes
épistolaires entre Tony Leung et Zhang Ziyi, ce combat où l’amour éclate
par un simple frôlement et regard suspendu. Cette idée fonctionne
également dans la manière d’inscrire les personnages dans leur
environnement. Le combat d’Ip man en ouverture, bien que très stylisé
(pluie, impact des coups, bruits de membres brisés et décor dévasté), le
fige dans une réalité concrète.
Ce fondement dans le présent a
également cours lorsqu’à Hong Kong il malmène une bande de malfrats et
les humilie. À l’inverse, le grand affrontement vengeur entre Zhang Ziyi
et Ma San, tout en apesanteur et virtuosité stylisée, éblouit en
s’éloignant de tout réalité et en jouant bien plus ouvertement des
capacités surnaturelles des adversaires. C’est d’ailleurs la dernière
illustration de cette imagerie fantasmée et légendaire, ce patrimoine
disparaissant avec ses personnages physiquement et moralement brisés. Ip
Man qui aura tout surmonté saura pourtant se reconstruire à Hong Kong.
Wong Kar Wai use de sa dichotomie coutumière : si ses idées penchent
plus vers le Ip Man interprété avec quiétude et humanité par Tony Leung,
le cœur de ce grand romantique s’émeut plus de la destinée tragique de
l’impitoyable mais fragile Zhang Ziyi. C’est son regard mélancolique et
sa lucidité qui bouleversent dans sa dernière entrevue avec Ip Man, en
forme de déclaration d’amour. L’ensemble du film baigne dans une
imagerie nostalgique, les hivers immaculés et les rêveries vaporeuses
chinoises laissant bientôt place à l’urbanité naissante de Hong Kong.
Wong Kar Wai réconcilie passé et présent sans en renier aucun, et par la
même occasion dépasse enfin sa légende pour donner un nouvel élan à son
œuvre. L’attente n’aura pas été vaine, le maître est de retour.
En salle en ce moment et Wild Side devrait concocter une belle édition dvd
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